Les bons conducteurs meurent aussi

Dossiers
samedi, 1 novembre 2003
Il ne suffit pas d’être un as du volant, encore faut-il surveiller les autres.

Le temps est dégagé en cette nuit du 29 décembre 2001. La route 185, qui relie Rivière-du-Loup à Edmundston au Nouveau-Brunswick, s’étire presque à l’infini, droite, plane, déserte…

Yasmine Meherally, une Montréalaise de 31 ans, est au volant d’une fourgonnette Chevrolet Venture dans laquelle ont pris place son père, Sultan, et son frère, Murad. Elle rentre de Nouvelle-Ecosse, où elle vient de terminer ses études. Une nouvelle vie commence pour elle.

Au même moment, François Dumont, 16 ans, d’Edmundston, et quatre de ses amis néo-brunswickois quittent Dégelis, au Québec, où ils ont passé la fin de la soirée à écumer les bars. François a emprunté la Chevrolet Corsica de sa mère et, bien que son permis d’apprenti conducteur lui interdise de boire, il a plus d’un demi-gramme d’alcool dans le sang.

Il est plus de 3 heures du matin et le jeune homme file à plus de 135 km/h sur une route où la vitesse est limitée à 90. Pourquoi, à un moment, dévie-t-il de sa trajectoire pour se retrouver sur la voie de gauche? On ne le saura jamais…

En le voyant déboîter, Yasmine Meherally a vainement tenté de l’éviter. Le face-à-face est si violent que les huit occupants des deux voitures sont tués sur le coup.


Chaque jour au Québec, des conducteurs respectueux des limites de vitesse et du Code de la route sont victimes d’accidents. Ces automobilistes consciencieux sont tués ou blessés par d’autres qui, eux, sont imprudents, ivres, trop pressés ou inexpérimentés.

Sélection du Reader’s Digest a demandé aux statisticiens de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ) d’étudier les décès qui surviennent année après année sur nos routes – en moyenne 718 par an au cours des cinq dernières années. À leur lecture, vous constaterez que même si vous pensez être un conducteur sage et réfléchi, que vous respectez les limites de vitesse et le Code de la route, vous n’êtes pas à l’abri d’une tragédie routière.

Les « face-à-face » : les collisions les plus meurtrières

Le type d’accident qui a fait huit victimes sur la route 185 en décembre 2001 est l’un des plus grands tueurs d’automobilistes. Selon la SAAQ, un accident routier mortel sur cinq est une collision frontale. Mais ce sont les plus meurtriers: en moyenne 170 décès par année, soit 24 pour 100 de toutes les victimes de la route.

Pour les victimes de ce type de collision, les chances de s’en sortir sont minces. D’abord, parce que l’impact se produit si soudainement qu’il est presque inévitable. Et aussi parce qu’on ne triche pas avec les lois de la physique : la vitesse de chaque véhicule multiplie la violence du choc.

Le seul moyen de diminuer les risques d’un face-à-face, c’est d’emprunter les autoroutes. Elles bénéficient de rampes d’accès et d’une circulation à sens contraire séparée par des terre-pleins ou des remparts de béton. Seuls 9 pour 100 de tous les accidents mortels s’y produisent, alors que la plus haute fréquence de collisions mortelles – plus du tiers de tous les accidents – survient sur les voies secondaires où la vitesse permise est de 90 km/h. « Les routes secondaires ont un parcours plus accidenté que les autoroutes et la circulation s’y rencontre, » explique Lyne Vézina, directrice des études et des stratégies en sécurité routière à la SAAQ.

Gilles et France Larue peuvent en témoigner : au cours des cinq dernières années, le couple a sillonné l’Amérique du Nord à bord de son motorisé. Il a parcouru plus de 75 000 kilomètres, principalement sur les autoroutes. De tout le périple, il n’a observé qu’un seul accident, qui s’est produit sur une route à voies contraires non séparées, en banlieue de Denver, au Colorado.

Il s’agissait d’un face à face…

Curieusement, les dépassements interdits ou dangereux ne sont pas les principaux responsables des collisions frontales. « Plus souvent qu’autrement, les face-à-face se produisent à la suite d’une mauvaise manœuvre ou d’un moment d’inattention du conducteur, par exemple s’il s’endort ou cherche quelque chose sur le siège du passager, » précise Mme Vézina.

Contre toute attente, les recherches menées par la SAAQ montrent que seulement 38 pour 100 des face-à-face surviennent dans une courbe. La majorité (62 pour 100) a lieu alors que la route… est droite!

Une étude réalisée sur une décennie (1988-1997) par Transports Canada démontre d’ailleurs que 77 pour cent de toutes les collisions mortelles se produisent par temps clair, et 66 pour cent d’entre elles lorsque la chaussée est sèche. Seuls 16 pour cent de ces accidents ont lieu alors que la chaussée est mouillée et 15 pour cent alors qu’elle est enneigée ou glacée.

Pierre Savoy, instructeur de conduite de performance depuis près d’un quart de siècle, tant chez BMW et Porsche qu’à l’école de pilotage Jim Russell et l’école de course Spénard David, soutient: « Contrairement aux jours de tempête où ils se montrent plus vigilants parce qu’ils craignent pour leur sécurité, les automobilistes, par beau temps, sont affectés par un faux sentiment de sécurité qui les incite à relâcher leur attention. »

Voilà pourquoi les mois de juillet et août sont les plus mortels, et non pas ceux d’hiver, comme on pourrait s’y attendre. « Le bout de chemin droit, la chaussée sèche, le temps ensoleillé… Voilà autant d’éléments qui favorisent la vitesse, responsable du quart des accidents mortels au Québec, » dit Mme Vézina.

Les arrêts : ne prenez rien pour acquis!

Bon an, mal an, les intersections au Québec tuent 24 pour 100 de toutes les victimes de la route. Surtout, elles sont le théâtre, selon Transport Canada, d’une collision avec blessés sur deux. Si le risque d’y être tué est moins grand que sur les routes secondaires, le risque d’y être blessé est le plus élevé. « Les véhicules roulent généralement moins vite aux intersections, ce qui diminue la gravité des accidents, mais le potentiel de conflits y est plus élevé que sur les autoroutes, » explique Mme Vézina.

Au Canada, les collisions mortelles représentent à peine 0,4% de toutes les collisions, mais celles avec blessées sont beaucoup plus nombreuses : elles constituent le quart de tous les accidents. Résultat : en moyenne 38 000 personnes sont blessées chaque année au Québec dans un accident automobile. Et une fois sur trois, la collision survient à une intersection…

L’octogone rouge intimant l’immobilisation des véhicules a beau être le plus familier de tous les signaux routiers, il peut malgré tout s’avérer dangereux pour les conducteurs qui le prennent - à tort - pour acquis.

En effet, l’automobile qui arrive de l’autre côté peut ne pas avoir vu les autres véhicules ou décidé de faire fi de leur passage prioritaire. Tout comme il peut ne pas s’immobiliser complètement, ou encore s’arrêter au beau milieu de l’intersection parce qu’il a sous-estimé sa distance de freinage.

Enfin, il peut ne pas s’arrêter du tout, soit parce qu’il n’a pas vu la consigne ou parce qu’il a choisi de l’ignorer.

Tous les policiers le disent, à un arrêt, la prudence est de mise. Il ne suffit pas de stopper la voiture et de repartir. Mieux vaut jeter non seulement un œil au véhicule qui s’approche, mais aussi à son conducteur : semble-t-il pressé? Distrait? Cherche-t-il quelque chose? C’est peut être le meilleur avertissement d’une collision sur le point de se produire.

Attention aussi aux feux de circulation. Chaque année, 40 000 contraventions sont remises au Québec à des conducteurs qui ont « brûlé » un feu rouge. Ce chiffre, bien sûr, ne comptabilise pas les automobilistes qui ne se font pas pincer…

« Ne vous engagez jamais dans une intersection sans vérifier la circulation à gauche, puis à droite. Et ce, même si le feu est vert et que vous avez la priorité », avertit Pierre Savoy, instructeur de conduite. Vous éviterez ainsi de vous retrouvez sur le passage de ces trop nombreux automobilistes qui considèrent le feu jaune comme leur dernière chance de passage, plutôt qu’un signal commandant la prudence. »

En fait, même à l’approche d’un feu vert, le conducteur réfléchi devrait se préparer à s’arrêter d’urgence, plutôt qu’accélérer pour ne pas « manquer la lumière »…

Dernière ligne droite?

En cette fin de soirée du 10 juin 2001, Jean-Frédéric Choquet, un résident d’Oka, circule à bord de son Jeep YJ vert, sur l’autoroute 640 est, à la hauteur de Saint-Eustache. Il allait avoir 22 ans le mois suivant.

Malheureusement, il n’aura jamais célébré son anniversaire. Ce soir-là, une Jetta grise conduite par une femme de 36 ans surgit de la voie contraire, pour s’élever dans les airs et frapper de plein fouet l’habitacle du petit utilitaire. Jean-Frédéric Choquet, happé à la tête, meurt sous le coup. Selon le rapport du coroner Michel Trudeau, « la perte de contrôle de la Jetta est la conséquence directe d’une manipulation du cellulaire par la conductrice. »

La distraction au volant est un véritable fléau. En fait, après la vitesse (34%) et l’alcool (30%), c’est elle qui tuerait le plus souvent (23%). Selon le policier de la Sûreté du Québec maintenant retraité, Gonzague Brochu, les statistiques sur l’inattention au volant ne seraient cependant que la pointe de l’iceberg : « Je crois sincèrement qu’au moins la moitié de toutes les collisions pourraient être attribuables à la distraction, mais que bon nombre ne sont pas enregistrées comme tel. »

Mme Vézina, de la SAAQ, confirme : « Nous sommes limités dans l’information policière que nous obtenons. En effet, s’ils sont encore en vie, peu de gens avoueront qu’ils étaient distraits au moment de l’accident… »

Des enfants qui se chamaillent sur la banquette arrière, le disque compact que vous tentez d’insérer dans le lecteur, la conversation téléphonique qui accapare toute votre attention, le système de navigation qu’il vous faut programmer…L’inattention serait-elle à l’origine de ces accidents inexplicables qui surviennent alors que, pourtant, le soleil brille et que la route est dégagée?

Après des années de conduite sans incident, les automobilistes en arrivent malheureusement à baisser leur garde. Leur vigilance diminue et ils adoptent une conduite pleine d’automatismes. «Les gens banalisent la conduite parce qu’ils se pensent en sécurité. Trop peu la considèrent comme un danger potentiel. S’ils le faisaient, ils conduiraient autrement,» dit Gonzague Brochu, qui se rappelle cette agente d’immobilier qu’il a arrêté parce qu’elle conduisait… tout en consultant son livre d’entrées résidentielles!

Le danger est encore plus grand lorsque les automobilistes circulent dans des quartiers familiers. Ils risquent d’y conduire en mode de « pilotage automatique »» et s’ils regardent la route, ils ne la voient plus vraiment. « Les gens pèchent par excès de confiance, pense Pierre Savoy. Ils sifflotent au volant, s’imaginent en vacances aux Bahamas. Je vois constamment des gens qui ne sont pas alertes au volant. Un tiers de leur conscience est occupée à conduire et avec le reste, ils font autre chose… »

Transport Canada a étudié la chose. Une vingtaine de conducteurs ont été invités à parcourir huit kilomètres de voies urbaines tout en réglant des problèmes arithmétiques de complexité variée. On peut lire dans ce rapport : « Dans des conditions d’accroissement de charge cognitive, les conducteurs ont passé moins de temps à regarder en périphérie, à vérifier les instruments et le rétroviseur arrière. De même, le fait d’effectuer des tâches supplémentaires tout en conduisant a entraîné plus d’incidents de freinage brutal. »

Voilà pourquoi tout automobiliste devrait accorder sa priorité à la conduite. « Lorsque vous êtes au volant, vous avez à diriger votre voiture, surveiller votre vitesse, accélérer et freiner, jeter un coup d’œil aux rétroviseurs, être à l’affût des dangers de la route. La moindre distraction peut s’avérer d’une importance capitale. La sécurité devrait être votre mot d’ordre. Consacrez-vous entièrement à la route au lieu de répondre au téléphone, d’envoyer un courriel au bureau ou encore de siroter un café. Votre vie et celle des autres sont en jeu. »

La plus grande leçon que nous puissions tirer des statistiques compilées par la SAAQ et Transport Canada, c’est qu’outre les campagnes de prévention, des véhicules aux dispositifs de sécurité de plus en plus sophistiqués et des autoroutes de mieux en mieux conçues, le siège du conducteur ne sera jamais un endroit sûr à 100 pour 100. Même par un beau jour ensoleillé, sur une route droite à la chaussée sèche et dégagée. « Car il n’y a qu’un seul système qui puisse prendre des décisions, et c’est celui qu’on installe derrière le volant : l’être humain, dit Pierre Savoy. C’est lui le maillon faible de la chaîne. »


«A» comme dans Attention, Attitude et Aptitude

As du volant, Pierre Savoy rapporte que si les conducteurs avaient une seconde de plus pour réagir, quatre collisions sur cinq pourraient être évitées.

Comment s’approprier cette seconde? En adoptant la règle d’or de la conduite : le triple A.

1) Attention. « Soyez toujours présents et alertes derrière votre volant, recommande Pierre Savoy. Combien d’entre vous réalisent, après 50 kilomètres, qu’ils ont conduit tout ce chemin sans même s’en rendre compte? Qui pilotait la voiture pendant tout ce temps? » Être attentif, c’est aussi délaisser son cellulaire et toute autre forme de distraction. « La plupart des gens ne voient pas plus loin qu’à 30 mètres de leur capot, déplore Pierre Savoy. Pourtant, il faut voir à plus de 500 mètres, soit l’équivalent, en ville, d’un pâté de maison. » De cette façon, l’automobiliste pourra percevoir un problème bien avant que celui-ci ne vire à la catastrophe. Un ballon traverse la rue? L’enfant qui le pourchasse n’est jamais bien loin…

2) Attitude. Le bon vieux truc qui consiste à laisser de deux à trois secondes de distance avec le véhicule qui précède est toujours de mise. Surtout, en situation d’urgence, apprenez à tourner votre regard vers la solution plutôt que vers le problème. « Les mains répondent aux yeux, explique Pierre Savoy. Pour éviter un obstacle, la meilleure chose est de ne pas le regarder, sinon vos mains manieront inévitablement le volant vers lui. »

3) Aptitude. Celle-ci réside dans une position de conduite dynamique, les deux mains sur le volant et le siège bien redressé. « Les gens ont l’habitude de s’avachir dans leur automobile comme s’ils étaient dans leur salon. C’est peut-être confortable, mais pas très efficace en cas d’urgence. » Le conducteur moyen met en général 1,2 seconde à reconnaître la situation, décider de l’action à prendre – freiner brusquement, par exemple – et s’exécuter. Si ce même automobiliste doit, en plus, consacrer une seconde à se redresser dans son siège, agripper plus fermement le volant et tâtonner du pied à la recherche du frein, il perd de précieux instants qui peuvent lui être fatals.


Question de « timing »

Le nombre de collisions mortelles est plus élevé le samedi que n’importe quel autre jour de la semaine (19,3 pour 100). La période de la journée où l’on observe le plus grand nombre de collisions mortelles (18 pour 100) se situe entre 15h et 18h. Juillet et août sont les mois les plus meurtriers de l’année.

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