Rage au volant: Ne perdez pas les pédales!

Dossiers
vendredi, 1 novembre 2002
L’agressivité au volant ferait des milliers de victimes chaque année au Canada. Pourtant, les autorités parlent d’un phénomène marginal.

«Il faut s’arrêter au dépanneur», dit Nadia Renda à son mari, Liviu Barna. Ce soir du 20 mai 1999, le jeune couple d’origine roumaine sort tout juste d’un centre de conditionnement physique et prend la direction de son domicile, Place de l’Acadie, à Montréal.

Dans le stationnement d’un Couche-Tard, boulevard Henri-Bourassa, deux jeunes adossés à une Nissan bleue fument une cigarette, bloquant une partie de l’entrée asphaltée. Lorsqu’elle s’y engage, vers 22 heures, la Renault rouge de Liviu Barna passe près d’eux. Trop près d’eux. En sortant, quelques instants plus tard, la Renault frôle de nouveau les jeunes gens.

«C’est quoi ton problème?» lance l’un d’eux.

On échange quelques signes disgracieux, quelques insultes, puis Barna, 28 ans, un colosse de 1,88 m et 100 kilos, et sa femme quittent l’endroit.

Mais Jacques Silahian et Yves Bitchoka, tous deux âgés de 22 ans, estiment que le « problème » n’est pas réglé. Ils sautent à bord de la Nissan et partent en chasse. Une course folle s’engage. Bientôt, la Nissan arrive à la hauteur de la Renault. Jacques Silahian crache sur celle-ci et insulte Nadia Renda. Terrifiée, la jeune femme supplie son mari de ne pas retourner à la maison, mais de se rendre plutôt chez des amis, rue de Tracy.

«Je ne voulais pas qu’ils voient où nous habitions», dit-elle.

Rue de Tracy, les choses s’enveniment. Armés de bâtons de baseball, Silahian et Bitchoka rouent Liviu Barna de coups avant de prendre la fuite. L’homme meurt deux jours plus tard à l’Hôpital du Sacré-Cœur. L’autopsie révélera cinq fractures du crâne.

Silahian et Bitchoka, tous deux fils de bonne famille et sans antécédents judiciaires, ont été condamnés à huit ans de prison chacun.

La faute aux médias?

«Road rage». Rage au volant. Le terme n’est apparu aux Etats-Unis qu’au début des années 90, mais le phénomène, lui, n’est pas neuf. «Les gens s’impatientent sur les autoroutes bondées, s’indignent du comportement des autres conducteurs, perdent le contrôle et explosent, leur véhicule devenant alors une arme», rapportait il y a 25 ans un journal américain.

Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader: selon l’Institut de transport du Texas, qui a étudié la situation dans 75 zones urbaines, 58 pour 100 des routes sont congestionnées, comparativement à 34 pour 100 il y a 20 ans.

Résultat : des drames de plus en plus fréquents. Une étude de l’Association américaine des automobilistes (AAA) indique que la conduite agressive a connu une hausse de plus de 50 pour 100 sur cinq ans. En Europe, trois personnes sur quatre estiment que le phénomène a augmenté ces dernières années. Herb Simpson, président de la Fondation de recherches sur les blessures de la route, estime que «plus de 4000 décès et blessures sont directement attribuables à la conduite agressive chaque année» au Canada.

Près de la moitié des répondants à un sondage de la CAA mené il y a deux ans disent avoir été victimes de l’agressivité routière: gestes obscènes (36 pour 100), véhicule suivant de trop près (20 pour 100) ou leur coupant la voie (27 pour 100). Un répondant sur 20 affirme avoir été poursuivi par un enragé.

Et un sondage Gallup révélait en 1998 que les deux tiers des Canadiens cèdent aisément à la colère sur la route: 49 pour 100 avouent utiliser les pleins phares pour aveugler un conducteur ; 26 pour 100 font des gestes obscènes et 18 pour 100 ont déjà collé au pare-chocs d’un véhicule «trop lent». Cinq pour 100 seraient même sortis de leur voiture ou auraient pris en chasse un conducteur…

Les chercheurs ont sur le phénomène des positions très divergentes. Il y a ceux qui, comme Guy Paquette, auteur d’une étude de l’Université Laval à Québec intitulée «Profil de l’agressivité routière au Québec», soutiennent que la rage au volant n’est que «médiatique».

«Plus on en parle dans les médias, plus on semble constater de visu des comportements routiers agressifs. Et plus les sondages en font état, plus la perception de la réalité s’en trouve altérée.»

Une opinion que ne partage pas Pierre Thiffault, un chercheur en psychologie à l’Université McGill spécialisé dans les comportements à risques: «Il suffit de sortir une heure en voiture pour être témoin de gestes agressifs. Le phénomène n’a rien de médiatique, il est bien réel.»

Les autorités ont d’ailleurs choisi de durcir le ton. Plusieurs infractions au Code de la sécurité routière liées à la conduite dangereuse sont sévèrement réprimées depuis septembre 2001 (voir encadré).

Et, depuis, la Sûreté du Québec a mis sur pied un programme de dénonciation des conducteurs agressifs : Quand l’impatience au volant conduit à l’agressivité… c’est dangereux. De septembre 2001 à juin 2002, plus de 7500 appels ont été reçus.

Toujours plus vite

Ce 30 mars 2000, Lucien Provencher traverse à pied une intersection de Trois-Rivières et signale à un automobiliste que sa voiture est trop engagée. Au volant, Serge Daigle, 39 ans, avance alors jusqu’à toucher le vieil homme, qui, indigné, frappe du plat de la main le capot de son agresseur. C’en est trop pour Daigle, qui jaillit de son véhicule et le rosse.

Notre époque est devenue synonyme de rapidité. L’avènement des guichets automatiques, des cellulaires et d’Internet contribue à l’accélération du rythme de vie. Les gens n’ont plus de temps à perdre. Surtout pas sur les routes.

Pourtant, l’équation vitesse = gain de temps est parfaitement illusoire. « Faites le test, conseille Patrice Letendre, porte-parole de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ). Partez en même temps qu’un autre conducteur, et vous vous retrouverez aux mêmes feux de circulation que lui, derrière le même autobus. »

Sachez par ailleurs que le fait de rouler à 110 plutôt qu’à 90 km/h ne permet de gagner qu’un peu plus de trois minutes sur un trajet de 30 kilomètres. «Trois minutes, ça ne laisse pas le temps de jaser du vrai sens de la vie!» ironise M. Letendre.

Face à cette tension qui ne cesse de croître, certains Etats américains misent sur l’éducation et obligent les contrevenants à suivre des cours sur les dangers de la conduite agressive. Au Québec, on semble plutôt faire marche arrière: les cours de conduite ne sont plus obligatoires depuis juin 1997…

Dis-moi comment tu conduis

Laval, le 14 mars 2000, en milieu d’après-midi. Pierre Leclerc, 28 ans, est en voiture avec des amis sur l’autoroute 440, en direction est. A leur hauteur, un véhicule effectue d’étranges manœuvres. Jugeant celles-ci dangereuses, les occupants adressent une mise en garde au conducteur téméraire. Celui-ci sort une arme et abat Pierre Leclerc d’une balle dans la tête. L’assassin court toujours.

Quand on se laisse emporter, sur une route, on ne sait jamais à qui on a affaire. «En interagissant avec des gens dont on ne sait rien, note Pierre Thiffault, on prend le risque de voir le niveau d’agressivité exploser.»

Surtout si on tombe sur un sujet «à risques». Jacques Bergeron, responsable du Laboratoire de simulation de conduite de l’Université de Montréal, vient tout juste d’entreprendre une recherche sur le phénomène de la rage au volant. Déjà, il observe que les conducteurs agressifs détiennent parfois de mauvais dossiers de conduite, manifestent des comportements asociaux et ont déjà été condamnés au criminel.

«On conduit comme on se conduit», résume le chercheur.

L’adepte de la vitesse et de la conduite dangereuse serait un homme – neuf fois sur dix – qui a un penchant pour le risque et la déviance. «Il semble que les conducteurs agressifs sont en général moins scolarisés, ont moins de ressources financières et éprouvent des problèmes d’emploi, rapporte encore l’expert. Plus des deux tiers de ces conducteurs ont entre 25 et 44 ans.»

L’enragé du volant serait-il un être un peu primaire? Une étude menée aux Etats-Unis par la Fondation pour la sécurité routière a étudié le phénomène sous l’angle de l’instinct territorial: l’automobile serait une extension de l’espace privé. Toute intrusion serait ainsi perçue comme étant potentiellement hostile.

La route est un endroit parfait pour déployer pleinement son agressivité. Et puis, l’habitacle d’une voiture confère un anonymat qui permet à certains conducteurs de faire ce qu’ils ne feraient pas dans d’autres circonstances. «Cet anonymat explique l’éclatement irrationnel de cette forme de violence. Comme lors des guerres, le fait de ne pas connaître celui qui est en face favorise l’expression de l’agressivité accumulée», constate un expert belge.

Il est vrai qu’à bord d’un véhicule équipé d’un moteur puissant, de freins antiblocage et de coussins gonflables il est tentant de se sentir invincible.

Quand la pub s’y met

Le 18 juin 2000, Thierry Truchet, 42 ans, sa femme et leurs deux enfants, de Sainte-Marthe-sur-le-Lac, reviennent d’une réunion familiale. Il est 21 heures lorsque le Dakota quitte l’autoroute 13 pour s’engager sur l’autoroute 640, en
direction ouest.

Tout à coup, une Honda Civic noire surgit dans son rétroviseur. Le conducteur, Alexandre Tardif, 23 ans, colle au pare-chocs de la camionnette, fait un appel de phares, tente même un dépassement par la droite.

Un chassé-croisé s’engage alors entre les deux véhicules: les protagonistes tentent de s’intimider à grands coups de volant, frôlant la collision à plusieurs reprises. Puis, à la hauteur de Saint-Eustache, Tardif perd la maîtrise de sa Honda, qui traverse le terre-plein et va pulvériser une petite Mazda circulant en sens inverse. Robert Audet, 39 ans, est tué sur le coup. Sa femme et son fils sont grièvement blessés. Ce dimanche 18 juin, on célébrait la fête des Pères.

«Cette mort violente a été causée par la conduite dangereuse et négligente de deux individus qui n’ont jamais imaginé où leur frustration les mènerait», a conclu le coroner.

«Nous luttons pour le pouvoir, explique Pierre Thiffault. Lorsqu’un automobiliste nous dépasse à toute vitesse, notre petit côté «mâle» nous souffle que nous pourrions conduire aussi vite…»

Cette quête de pouvoir, de puissance, la publicité l’a parfaitement saisie et instrumentalisée dans ces annonces qui allient «puissance débridée et attitude gagnante», qui font l’éloge de voitures «nées pour dominer», de «la force brute sans concession», de ces «vraies bombes» au volant desquelles on est en droit de lancer «Tasse-toi, mon oncle!» Nul doute que chez les jeunes ciblés ces messages font mouche.

Même le cinéma et l’industrie du jeu vidéo s’en mêlent en produisant des films comme Rapides et dangereux et des jeux comme Carmageddon, où le joueur est invité à écraser autant d’automobilistes, de cyclistes et de piétons que possible.

Paradoxalement, les publicitaires sont aussi les seuls à pouvoir contrer efficacement cette image de la voiture qu’ils ont contribué à diffuser.

«Rien ne vaut la publicité d’éducation pour établir une norme sociale et modifier des attitudes», soutient Daniel Careau, directeur-conseil chez Amalgame-Cargo, la firme de Québec qui a orchestré la campagne-choc contre l’alcool au volant et la vitesse excessive pour le compte de la SAAQ. «La répression policière, la sensibilisation du public et des campagnes publicitaires telles que «Prenez quelques minutes pour vivre» ont contribué à l’amélioration du bilan routier au Québec, le meilleur cette année depuis trois décennies», continue-t-il.

Condamnés à l’inaction?

Comment faire avancer les choses quand les autorités adoptent une attitude ambiguë face à un phénomène qui existe sans exister? Si on admet en haut lieu que certains conducteurs font preuve «d’impatience ou d’agressivité», on semble en effet faire l’impasse sur le fait qu’ils perdent parfois la boule au point de tuer. «A la SAAQ, la rage au volant est complètement bannie de notre vocabulaire», assure Patrice Letendre, qui ne voit là qu’une création des médias.

Et le porte-parole de la SAAQ ajoute que, de toute façon, «le phénomène ne concerne pas la sécurité routière, mais le Code criminel, puisqu’il s’agit de voies de fait ou encore de tentatives de meurtre». Mais les cas de rage au volant ne sont-ils pas forcément des gestes d’agressivité ou de conduite dangereuse qui ont mal tourné? Peut-on vraiment dissocier ces deux faces d’un même phénomène?

La réalité, c’est que la SAAQ estime que l’agressivité au volant n’est pas une priorité. «Nos enveloppes budgétaires sont limitées, précise Patrice Letendre et, lorsque nous décidons d’une campagne, il nous faut des statistiques à peu près inattaquables. Pour l’heure, nous ne possédons aucune donnée sur le nombre d’accidents ou de décès reliés à l’agressivité au volant.»

Parlons données, justement! Aux Etats-Unis, la National Highway Traffic Safety Administration estime que l’agressivité au volant est responsable d’un grand nombre d’accidents et reconnaît ainsi qu’il y a un problème. Rien de cela au Québec.

«Dans les rapports de police, la case «rage au volant» n’existe pas», déplore le caporal Jean Finet de la Sûreté du Québec. Peut-être est-ce là que réside toute cette confusion: pour minimiser le phénomène de la rage au volant, les pouvoirs publics s’appuient sur une absence de chiffres… que personne ne va chercher.

Le programme Quand l’impatience au volant conduit à l’agressivité… c’est dangereux, lancé en septembre 2001 par la SQ, illustre bien cette ambiguïté: la police admet que le problème existe, même s’il reste à ses yeux «marginal», mais elle ne se donne pas les moyens d’en évaluer du même coup l’ampleur. Tout citoyen pouvait, et peut encore, en vertu de ce programme, composer le *4141 depuis son téléphone cellulaire afin de signaler un comportement dangereux sur la route. Mais, après neuf mois et 7500 appels, la SQ n’était pas en mesure de dresser le moindre bilan.

«Nous savons que des constats d’infraction ont été émis, mais nous ne sommes pas en mesure de dire combien, explique M. Gadoury, spécialiste de la sécurité routière à la SQ. Nous n’avons pas les moyens technologiques de rattacher ces interceptions au programme. Ce serait d’une complexité…»

On peut donc supposer que cette absence de chiffres, de statistiques, va perdurer. Et Pierre Thiffault le regrette:

«Les programmes de prévention ont réussi en 15 ans à changer les mentalités en ce qui concerne l’alcool au volant. Plus tôt on commencera à s’attaquer à l’agressivité, mieux ce sera. Mais, en l’absence de données sur l’ampleur du phénomène, le gouvernement ne bougera pas.»


Quand l’enragé, c’est l’autre

On essaie de vous doubler à droite? Un malotru se faufile dans votre place de stationnement? Un conducteur s’engage de force dans votre file? Une seule consigne: restez calme et courtois, et ce, même si les autres ne le sont pas. «Ça coûte quoi de laisser passer un automobiliste? demande le caporal Jean Finet. Vous n’arriverez pas plus tard à destination!»

• Si un conducteur se montre agressif, ne le regardez pas dans les yeux. «Une telle attitude pourrait être interprétée comme une attaque», prévient Patrice Letendre. «La seule façon de se protéger, c’est de s’avouer vaincu, renchérit Pierre Thiffault. Même si cela vous semble difficile, baissez le regard, laissez passer l’autre. Désengagez-vous.»

• Réduisez votre niveau de stress en écoutant de la musique douce. Au lieu de vous énerver sur le champignon, partez cinq minutes plus tôt. Vous êtes coincé dans un bouchon? Faites des exercices de relaxation ou quelques étirements. Dans la mesure du possible, évitez de conduire lorsque vous êtes fatigué ou stressé.

• Un automobiliste vous fait rageusement signe de vous arrêter? N’en faites rien. Au contraire, fuyez toute confrontation. Dirigez-vous vers un endroit où vous pourrez obtenir de l’aide. Notez le numéro d’immatriculation de votre assaillant et, si vous possédez un téléphone cellulaire, composez le *4141.


Contrôler sa colère

Six heures du matin, 8 novembre 2001. Réjean Pellerin, 48 ans, roule sur la troisième voie de l’autoroute 13 à Laval. La circulation est dense, et la voiture qui le précède n’avance pas. Pellerin se faufile dans la voie du centre, monte à la hauteur de la voiture d’une jeune femme de 28 ans et la heurte violemment. Qu’a-t-il voulu faire? On ne le saura jamais: il perd la maîtrise de sa camionnette et va s’écraser sur un lampadaire. La conductrice n’a rien, mais Réjean Pellerin est tué sur le coup. Il n’avait aucun antécédent judiciaire.

Vous sentez parfois la moutarde vous monter au nez? Ces quelques consignes pourraient vous sauver la vie:

• A défaut de contrôler la circulation, vous pouvez au moins contrôler vos réactions. «Ne tentez pas de régler le problème des autres conducteurs, conseille Pierre Thiffault. Ni de rééduquer le «macho qui s’en fiche». Vous n’y arriverez pas.»

• Evitez les gestes d’exaspération. «Montrer votre frustration ne peut que provoquer l’autre, rapporte Pierre Thiffault. Qui sait s’il n’attend pas que ça pour réagir?»

• Respectez les limites de vitesse et la signalisation. Et accordez aux autres le bénéfice du doute. «Il arrive à tout le monde d’être tendu, nerveux ou maladroit», souligne Jacques Bergeron.

• Un enfant qui observe des comportements agressifs chez ses parents lorsqu’ils sont au volant deviendra presque assurément un conducteur agressif. Donnez donc le bon exemple: n’insultez pas les autres automobilistes et réprimez tout geste disgracieux.

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